En tant que professeur, vous avez été témoin de l’évolution du système éducatif et culturel depuis la deuxième moitié du XXème siècle. Pourriez-vous, s’il vous plaît, partager avec nous votre analyse?
À partir des années 1960, à la fois par l’explosion démographique et par l’immense développement du mouvement industriel, les intérêts économiques l’emportèrent sur les intérêts proprement intellectuels. La recherche de l’efficacité ou l’exigence d’efficacité l’emporta sur l’exigence de vérité. On demanda donc à l’université de pourvoir la sociét&eacu½te; de gens préparés, adaptés à ce qu’étaient leurs diverses taches. On aurait des ingénieurs de la culture comme il y aurait des ingénieurs pour les usines. Et, du même coup, aussi bien le style, les méthodes que la mission de l’université se trouva changé. Tout s’en trouva changé. Donc, après un changement culturel il y eût un changement de finalité sociale qui fut accompagné d’un changement démographique; changement démographique qui, en même temps qu’il était quantitatif, était devenu qualitatif.
Il faut ajouter à cela quelque chose que je crois beaucoup plus profond, beaucoup plus clandestin, mais qui emporte la société toute entière. C’est quelque chose qui a commencé vers les années 1910, avant la Première Guerre Mondiale par conséquent, aux États-Unis, quoique ce fussent des Français qui y participaient le plus activement. Et c’est une sorte de nihilisme. Ça commence avec Marcel Duchamp. Dans ces années-là, à New York, Marcel Duchamp n’est qu’un original parmi d’autres, qui ne tient à rien, ne s’intéresse à rien, dénigre tout et dont nul ne pouvait soupçonner qu’il serait considéré 40 ans plus tard pour le pionnier de la nouvelle culture. Or, cette nouvelle culture fut très bien nommée à partir des années 1970, une anti-culture. Mais anti-culture, c’est le nom qu’on aurait dû lui donner dès le début, dès 1910, et c’est une forme de nihilisme. Ce nihilisme est une sorte de raz-de-marée culturel. Il appartient à l’histoire des mentalités, et c’est lui qui a tout emporté: des cours, on ne fait pas cours; des recherches qui ne recherchent rien...
Bref, au même temps qu’un effondrement d’un système de valeurs, se trouva en quelque sorte instauré de façon insidieuse, subreptice, un nouveau mode de relation entre les hommes où ni la vérité, ni l’élégance ni la beauté ne jouaient aucun rôle, mais simplement une sorte de divertissement mou. Or, cela est difficilement compatible avec des impératifs de vérité, et pas davantage avec des impératifs d’efficacité. De là vient à la fois le délabrement des universités, leur effondrement intellectuel, en même temps qu’elles abritent des millions ou des dizaines de millions de jeunes gens encore incultes. Voilà dans quelle situation très difficile nous nous trouvons, où nous gardons des mots qui ne correspondent à aucune chose et où nous tentons de perpétuer ce que nous ne supportons plus. Voilà. “À partir des années 1960, à la fois par l’explosion démographique et par l’immense développement du mouvement industriel, les intérêts économiques l’emportèrent sur les intérêts proprement intellectuels”.
Dans les sociétés démocratiques comme les nôtres, quelle est la place et la valeur de la pensée critique?
L’intervention critique n’est pas un luxe de la démocratie, ce n’est pas un éclaircissement supplémentaire qu’elle reçoit de personnalités exceptionnellement compétentes. La critique est inhérente à la démocratie elle-même. Elle en est consubstantiel: dire démocratie et dire critique mutuelle les uns des autres, c’est la même chose. Aussi, n’y a t-il pas de démocratie là où le jugement des uns n’est pas mis à l’épreuve du jugement des autres. C’est le sens même que les Grecs, les anciens Grecs, ceux du Ve siècle av. J.-C., donnaient à la démocratie lorsqu’ils se rassemblaient opposant les arguments des uns à ceux des autres dans la recherche commune du bien et de l’intérêt commun.
Depuis que nous nommons, par commodité de langage, démocratie, tous les régimes quels qu’ils soient, qu’il s’agisse d’autocratie, de monarchie, de régime despotique, nous nommons démocratie tous les régimes où s’exerce un état de droit. Dans la mesure où tous ces pays sont de vastes pays, il va de soi qu’il ne peut pas s’exercer une démocratie directe. On ne va pas convoquer vingt millions de personnes sur une place pour débattre de quelque sujet que ce soit. Donc, il est inévitable que la souveraineté démocratique, la souveraineté qu’a chaque citoyen, soit déléguée et que nous ayons donc à faire à une démocratie représentative. Une démocratie représentative paressait à tous les fondateurs de la démocratie, une sorte de contradiction dans les termes. Une démocratie représentative, c’est comme un cercle carré. Comme le disait Rousseau, s’en remettre de sa propre souveraineté à quelqu’un d’autre, c’est comme s’en remettre de sa volonté à quelqu’un d’autre. C’est ne plus en avoir. Aussi disait-il, que les Anglais, en 1740, en 1760, qui en effet jouissaient d’une démocratie représentative, n’étaient libres qu’un jour tous les cinq ans, le jour où ils se rendaient aux urnes. Après quoi, ils avaient abandonné leur destin à quelqu’un qu’ils ne gouvernaient plus. Parce qu’ils ne pouvaient plus le critiquer.
Par conséquent, ces régimes d’assemblées, relèguent en leur propre sein, entre les différents partis, cette activité critique qui est l’essence même, l’exercice même de la démocratie. Alors, par le fait que les représentants du peuple, les députés, les sénateurs, etc., deviennent rapidement une sorte de corps enkysté à l’intérieur du corps social, la fonction critique prend deux sens. Tantôt la critique s’exerce au sein des assemblées, comme on dit ce sont les opposants, ce sont ceux qui ne sont pas au gouvernement et leur critique devient en quelque sorte institutionnelle, systématique, c’est leur rôle, ils sont là pour dire non, pour s’opposer (de la même façon que dans les sports d’équipe, il suffit de changer le maillot pour devoir combattre ceux qu’étaient nos amis la veille). Donc c’est une critique, une opposition, si j’ose dire, structurelle. Du même coup, la véritable critique, la critique sincère, ne peut s’exercer qu’en dehors des assemblées, en dehors par conséquent des institutions et elle prend à son tour deux formes: ou bien une forme réglée, polissée, mesurée ? c’est celle qu’exercent par exemple les philosophes, les journalistes, les penseurs politiques. Elle peut prendre une forme spontanée, imprévisible, et c’est le soulèvement spontané des masses en fusion au début de chaque révolte, de chaque émeute ou de chaque révolution (car on ne sait jamais quand commence une émeute, si c’est une simple agitation ou si c’est une véritable révolution).
Voilà comment le régime d’assemblées tantôt a rendu dérisoire la fonction critique, tantôt l’a abandonnée soit à des gens que personne n’écoute, soit à des gens dont on ne peut pas maîtriser la colère. Ce qui fait que toute démocratie d’assemblées, toute démocratie représentative a fait de la critique une capsule de fulminate. C’est ce qui risque de faire tout exploser. Aussi n’y a t-il rien dont on ne parle autant, qu’on ne célèbre autant et dont on se méfie autant. “La critique est inhérente à la démocratie elle-même. Elle en est consubstantiel: dire démocratie et dire critique mutuelle les uns des autres, c’est la même chose”.
Donc, à votre avis, la contribution des intellectuels qui s’impliquent dans la vie politique est-elle, nécessairement, très limitée...
Dans la mesure où cette fonction critique est dévolue aux intellectuels, ou plus exactement, dans la mesure où ce sont les intellectuels qui la revendiquent, cette fonction critique risque d’être souvent dévoyée. Dans la mesure où ce sont leurs compétences, leur lucidité qui les alarmentdes décisions d’une assemblée, la critique qu’ils expriment est une sorte d’éclaircissement, de surcroît de lumière, qu’ils apportent à leurs mandataires, aux députés. Mais dans la mesure inverse où ces intellectuels se déclarent engagés, ils ont déjà pris parti, ils ont déjà décidé avant toute délibération, leur critique n’est qu’une forme “guerrière” de leur engagement, et à cet égard ils font partie des masses de man½uvre des autres groupes de l’assemblée.
Lorsqu’on parle d’un “intellectuel engagé”, sa compétence d’intellectuel tend à apporter une caution quasiment imposteuse, à une simple opinion qu’est un article de foi. Sous le prétexte qu’ils ont une éminente compétence en médecine, en droit ou en astrophysique, ils excipent de cette excellence pour justifier, pour fonder leurs opinions politiques, qui n’ont aucun rapport avec leur spécialité. De sorte que leur engagement serait le même qu’ils fussent intellectuels ou non. Et de toute façon, leur compétence d’intellectuels ne justifie en rien, n’apporte aucun fondement intellectuel à leur engagement sentimental. C’est un truchement, c’est un masque, c’est une sorte de maquillage.
L’Europe d’aujourd’hui est secouée par les débats sur l’identité nationale. À l’origine de cette crise, il y a une transformation culturelle de nos vieux Etat-nations. Quelle lecture en faites-vous?
Le problème fut posé dès la fin du XIXe siècle et début du XXe en même temps que deux des principales puissances industrielles cherchèrent au-delà des mers et des océans un marché plus vaste pour leur production industrielle: ce fut la colonisation. Or, la colonisation consista a annexer politiquement des nations étrangères avec leur culture, leur identité, mais en leur imposant une identité politique étrangère à leurs m½urs, à leurs usages, à leurs propres productions. Cela se passa un peu plus d’un demi-siècle sans trop de heurts dans la mesure où les peuples colonisés fournirent à la fois une même main d’½uvre aux industries nationales et une foule de consommateurs aux mêmes producteurs. Cet immense marché mondial produisait et consommait de la même façon. Tous étaient devenus des salariés. Le salariat était leur nouvelle identité. Mais de même qu’il n’y a de salariés que par rapport à un patron, ces peuples se découvrirent comme un prolétariat face à un capital qui les utilisait ou les exploitait. De sorte que le problème de l’identité nationale devenait un problème d’identité sociale. Est-ce qu’ils sont hommes de la même manière ceux qui subissent et ceux qui agissent, ceux qui décident et ceux qui obéissent? L’identité fut mise en question par ce que Marx appela la lutte des classes.
Mais la fin de la colonisation, qui ne se fut pas sans soubresauts, fut paradoxalement suivie —enfin, je dit paradoxalement dans la mesure où ce n’était pas prévisible, ce n’était pas inévitable— fut suivie d’une vaste immigration des anciens colonisés chez les anciens colonisateurs. Or, ces colonisés se sentaient si différents, si irréductibles à la nation où ils prenaient désormais domicile, qu’ils ne voulaient nullement en adopter les m½urs ni s’y effacer en s’y fondant. Ainsi, perpétuèrent-ils leur mode de vivre et de penser, leurs pratiques religieuses, au sein d’une nation où ils devenaient étrangers. Juridiquement, c’étaient des citoyens semblables aux autres; sociologiquement, ethnologiquement, c’étaient des peuplades étrangères au sein d’une société qui ne les assimilait pas, ou dans laquelle ils ne voulaient pas s’assimiler.
Et du même coup, on en venait à considérer que ce qui faisait une identité nationale, ce n’était pas d’avoir un même Prince, d’avoir le même passeport, d’être soumis au même code civil; ce n’était pas même d’être ou de n’être pas de religions différentes; c’était d’avoir des références historiques communes. Autrement dit, ce qui faisait l’identité ce n’était même pas un projet commun, c’était un souvenir commun. Un souvenir collectif commun. Alors tous ceux qui se sentaient descendants de Voltaire et de Pasteur se sentaient appartenir au même monde, à la même nation. Ceux qui se sentaient des fils du Prophète ne se sentaient nullement appartenir à la même identité que ceux qui rallaient tout, rallaient la religion, etc. “Nous sommes face à un vaste rassemblement de peuplades qui ne se reconnaissent à peu près rien de semblables entre elles”.
Nous sommes dans une même situation d’éclatement, de dispersion, de diaspora qu’était la France au moment où elle prenait pour devise Égalité, Fraternité. C’est à dire, nous sommes face à un vaste rassemblement de peuplades qui ne se reconnaissent à peu près rien de semblables entre elles. J’ajoute, que même au sein d’un petit groupe social ayant la même race et les mêmes origines religieuses, les mêmes origines culturelles, ayant suivi les cours dans les mêmes écoles, exerçant les mêmes fonctions... entre ceux qui admirent une toile blanche ou un caillou ou une boîte de conserve rouillée ramassée sur la plage, et ceux qui passent des heures devant le portrait d’Antoine Arnauld par Philippe de Champaigne, ils se sentent aussi étrangers que si l’un était un aborigène et l’autre venu du Pôle Nord. Faute d’avoir aucune culture commune, aucune attente, aucune exigence, aucun goût commun, leur identité n’est plus devenue qu’un problème. Heureusement qu’il y a une nation, sinon ils n’en auraient pas. Qu’est-ce qu’une nation? C’est l’arche de Noé où toutes les espèces coexistent. Ça tient lieu d’identité. Mon identité, c’est mon domicile; mon domicile, c’est une arche.
À cet égard, peut-être le meilleur que puissent attendre nos sociétés c’est de ressembler à ce que devait être Amsterdam aux temps de Spinoza. Où toutes les peuplades, de toutes origines, de toutes religions étaient tolérées. Ils se respectaient à condition de respecter les contrats passés entre elles. De sorte qu’il n’y aurait plus qu’un seul devoir entre les hommes: ce serait les devoirs d’État. “Je remplirai exactement ce que vous attendez de moi”.
Le commerce est le fondement de la communauté, et c’est une communauté sans communion.
Les cultures minoritaires dans notre monde mondialisé: à votre avis, que représentent-elles?
Rien ne serait plus fallacieux que de déterminer le propre d’une culture ou la valeur d’une culture par le nombre de ceux qui la pratiquent ou de ceux qui en sont familiers. Nous devrions, au contraire, nommer culture tout sol humain, tout terroir humain dans lequel une personnalité s’enracine, doit ourdir ses sucs pour pouvoir exprimer ce qu’elle a de plus singulier. La culture, en ce sens, c’est ce par quoi nous nous reconnaissons nous-mêmes en tout ce qu’un homme crée. Minoritaire veut simplement dire si spécifique, si singulier, et du même coup, si intense qu’il ne se diffuse pas à moins qu’on y adhère. Est minoritaire ce qu’on ne connait pas, ce qu’on ne partage pas, ce qu’on n’intériorise pas spontanément. Il faut le vouloir pour le comprendre. Il faut s’y engager. Donc est minoritaire ce qui est en dehors de la loi générale, c’est à dire, ce qui est privilégié.
En ce sens, beaucoup de cultures que nous nommions naguère régionales, où certains domaines abandonnés par l’éducation, constituent désormais des cultures minoritaires. Que sont les hiéroglyphes égyptiens? Les témoignages, les marques d’une des cultures les plus répandues, les plus majoritaires et qui a prévalu sur toutes les autres pendant longtemps, au point d’avoir été admirée par les Grecs, et à commencer par Platon, jusqu’à devenir en 1805 les vestiges incompréhensibles jusqu’à ce que un petit lieutenant Français tente d’élucider la pierre de Rosette. Il en est de la culture grecque qui a structuré la conscience du moins française, latine en grande partie, anglaise, enfin, qui a structuré la culture européenne et qui est aujourd’hui pour nous ce qu’était la langue égyptienne à l’époque de Napoléon.
Il faut penser, si nous avions un peu plus de sens historique, nous penserions à ce qu’était Alexandrie au IIe siècle après J.-C., à ce qu’était Byzance et nous nous étonnerions que là où était la plus brillante culture où tous venaient chercher, rechercher des témoignages, des textes, il n’y avait plus que quelques chevriers parmi les ruines faisant paître leurs chèvres. Sans doute en sera t-il prochainement ainsi de nous.Nicolas Grimaldi (Paris, 1933) Professeur des Universités de Brest (1971-1973), Poitiers (1973-1976), Bordeaux III (1976-1983) et Sorbonne-Paris IV (1983-1994, Chaire d’Histoire de la Philosophie Moderne, puis Chaire de Métaphysique). Il a dirigé le Centre d’Études Cartésiennes à Paris (1988-1989). Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, dont L’homme disloqué, Traité des solitudes, Descartes et ses fables, Socrate, le sorcier, Le livre de Judas, et récemment, Le crépuscule de la démocratie, sur les attentes et les limitations du système démocratique. En janvier 2016 vient de paraître Les nouveaux somnambules, une recherche sur la construction de la pensée fanatique. Il habite à Sokoa depuis 1975.